ANNÉES 80

La beur-culture face à la frontière interethnique entre ici et là-bas.

Les centres sociaux et les structures d’animations socioculturelles dans les quartiers ont été les premiers à accueillir les initiatives culturelles des jeunes issus de l’immigration. Mais dès le début des années 80, les logiques autonomes des premiers regroupements de jeunes de banlieue s’opposent à cette réduction de la culture au ghetto socioculturel. Pour les pionniers de la troupe de théâtre « Week-end à Nanterre », la seconde génération ne veut plus être confondue avec « le personnage stéréotypé (…) qui traîne sa nostalgie du pays entre le chantier et l’hôtel sordide »[1]. L’enjeu devient existentiel : faire échec au silence pour sortir des oubliettes de l’histoire de France, trouver la faille, la voie de passage, le chemin de traverse. « L’immigré peut presque oublier qu’il est immigré », mais « le crime raciste sera toujours là pour lui rappeler qu’il n’est qu’un crouille ! »[2] Le crime raciste ou sécuritaire… et l’expulsion ! C’est contre ces deux formules expéditives du déni français qu’un mouvement de refus va peu à peu grandir dans les banlieues, de la revendication d’une expression autonome à l’émergence d’une conscience politique. Les meurtres de Yazid à Strasbourg, d’Abdenbi à Nanterre et d’Abdelkader à Valenton ont ainsi entraîné une intense activité dans les domaines de la musique, du dessin ou de la peinture. Dans les quartiers nord de Marseille, les jeunes des Flamants ont suscité une dynamique semblable après le meurtre de Lahouari avec la pièce de théâtre « Ya oulidi ». L’expression culturelle devient ainsi un terrain de communication et cette démarche militante oriente les premières formes de prises en charge collectives par des groupements informels. Le pari : s’organiser à partir d’une expression autonome – les concerts rock, les journaux tracts, la vidéo. Ainsi des concerts meetings Zaâma d’Banlieue à Lyon où émerge le groupe Carte de Séjour ou de ceux de Rock Against Police à Paris. Nés en France, les jeunes immigrés ne veulent plus être considérés, ni comme des victimes, « le cul entre deux chaises » partagés entre la France et le Maghreb, ni comme des délinquants expulsables : « On ne me rayera pas d’ici !» chante le rocker Lounis Lounes dans les concerts underground de Rock Against Police.

Le triomphe médiatique des beurs

Après le succès de la marche de 1983, le triomphe médiatique des beurs apparaît comme l’illustration d’un avenir multiculturel de la société française. On peut alors croire que la France ouvre ses portes à ces nouveaux acteurs. Née aux Minguettes et photographiée par Jean Paul Goude, le mannequin Farida Khelfa n’est-elle pas selon la plupart des magazines de mode, « la parisienne des années 80 ? » Certains responsables politiques comprennent l’enjeu et le Ministre de la Culture Jack Lang se penche sur le berceau de la beur-culture pour favoriser l’éclosion de nouvelles formes d’expression : « les beurs, dit-il, c’est une chance, une nécessité (…) Adjani c’est une métèque !»[3] L’exposition, « Les enfants de l’immigration » à Beaubourg, est l’une des manifestations les plus prestigieuses de cet état d’esprit. Huit cent mètres carrés consacrés pendant trois mois -janvier à avril 1984- à la créativité des beurs. Les initiatives privées ne sont pas en reste. La mode beur connaît un véritable succès commercial et un look jeune et exotique s’impose comme une voie d’accès à des carrières dans le spectacle. Pionnier dans le genre one-man show qui détourne les codes du racisme en s’armant d’humour, Smaïn monte son premier spectacle en 1986, « A star is beur ». Karim Kacel peut quant à lui vendre plusieurs centaines de milliers d’exemplaires de son premier disque « Banlieue ». Le cinéma français change de focale sur les cités périphériques. Certes l’image du jeune délinquant des « quartiers chauds » ou du truand immigré se retrouve dans la plupart des films policiers produits au début des années 1980[4], et les nouveaux acteurs-actrices de la diversité servent le plus souvent de faire-valoir aux personnages principaux. Mais cette relégation des minorités dans les petits rôles du septième art est battue en brèche par l’émergence du cinéma beur qui connait quelques succès. Ainsi de « Bâton rouge » Rachid Bouchareb (1985) qui met en scène le rêve américain des Franco-maghrébins. Cependant, le triomphe – plus de 500 000 entrées – du premier film de Mehdi Charef (1984), Le thé au harem d’Archimède, n’a pas d’équivalent dans le cinéma des banlieues des années 1980. Charef a été soutenu par un producteur de grande renommée – Costa Gavras – mais son film est tiré d’un ouvrage (1983) dont il est l’auteur et qui est lui aussi emblématique des premiers cris de la littérature beur. Ces récits sont pour la plupart autobiographiques : ainsi notamment « Les ANI du Tassili » de Akli Tadjer (1984) « Le sourire de Brahim » de Nacer Kettane (1985) « Le gône du Chaâba » d’Azouz Begag (1986) et sur un registre plus littéraire « Georgette ! » de Farida Belghoul (1986) et « Une fille sans histoire » de Tassadit Imache (1989) « Enfants illégitimes » selon l’expression du sociologue Abelmalek Sayad, sans cesse ramenés à un tiraillement entre ici et là-bas, les premiers héritiers de l’immigration affichent une spécificité culturelle qui n’a pas plus de légitimité du côté de la culture d’origine que de celui de la culture française. Mais c’est de cet entre-deux qu’a surgi un dynamisme créateur qui affirme la double appartenance comme une richesse : elle dit la déchirure, mais aussi les rêves ! Et ses formes d’expression, du roman beur au rock métis réitèrent le refus d’être assigné à résidence culturelle, dans une langue hybride d’écorchés vifs pleine de drames, de bruits et de fureur, mais aussi d’ironie et d’humour. N’empêche : c’est bel et bien contre les stéréotypes misérabilistes et le cliché du travailleur immigré rasant les murs de la société française que s’affirme la gouaille provocatrice des beurs, comme s’il s’agissait d’exorciser ou de prendre à rebrousse-poil une image publique qui est celle de leurs parents. Carte de Séjour est sans doute le groupe de musique qui a le plus vécu dans sa chair et son art ce dilemme des banlieues. Dès le début des années 1980, Rachid Taha et ses musiciens ont su marier rock et musique orientale. Le groupe a été porté par la vague du mouvement beur, chacune de ses chansons renvoie à un aspect du vécu des jeunes de banlieue (crimes racistes, discriminations, émancipation des filles, contrôle au faciès…) et en 1987 le Bus d’Acier, oscar du rock, semble consacrer sa réussite. Le 15 juin 1985 sur la place de la Concorde, devant un public de 200 000 personnes le groupe s’apprête à chanter sa version de « Douce France » : « quoi ? demande Rachid Taha, il y a des gens qui ne sont pas d’accord ? … c’est aussi notre patrimoine ! Qui c’est qui siffle ? Les Français racistes ou les Arabes racistes ? » Pourtant malgré un succès d’estime, le morceau le plus connu de Carte de Séjour a du mal à se vendre, boycotté qu’il est par les radios au même titre que ses albums en arabe. Le groupe resté incompris apparaît comme un OVNI sur la scène rock, avec des ventes modestes pour un nom de star qui a permis de reconnaître et d’encenser la dimension multiculturelle de Carte de séjour plutôt que sa qualité artistique. « Le rock arabe, répète pourtant Rachid Taha, c’est du rock avant d’être de l’arabe ! Nous coller une étiquette de musicien traditionnel sur le dos, c’est simplement nier ce que l’on peut apporter à la scène française »[5]. Mais il n’a jamais été dupe de la « mode beur » et deux ans avant d’entamer une carrière en solo il déclare : « La mode beur est une mise en scène où nous sommes censés jouer le rôle principal mais nous ne connaissons même pas le texte. » [6] De fait, les étiquettes entre « beur, béton et banlieue » ont très vite favorisé une relégation des minorités dans une zone secondaire de la création culturelle.

Fin de la mode beur

Si la reconnaissance publique de la jeunesse des banlieues a pu introduire de la diversité dans l’espace public en impliquant toute une série d’acteurs (responsables politiques, acteurs médiatiques ou culturels, travailleurs sociaux, acteurs associatifs) cet espace de publication beur s’est refermé au tournant des années 1980. Les beurs restent tributaires des aléas de la médiatisation. Ainsi, alors qu’ils sont identifiés par l’ethnicité sur la scène publique, les têtes d’affiches de la culture beur revendiquent une coupure avec l’immigration et les quartiers au nom de la revendication d’un statut d’artiste : ainsi proclame le cinéaste Medhi Charef : « je ne parlerai plus des banlieues, les jeunes comme moi doivent d’abord exorciser leurs origines passées ». « Tout ce qu’on veut, c’est travailler et devenir riche et célèbre.»[7] ajoute le scénariste de BD, Farid Boudjellal.
Parfois la rupture est moins cynique : plus subtile et en nuances, comme l’exprime Rachid Taha alors qu’une militante lyonnaise lui reproche de préférer les gens du show-business aux acteurs associatifs : « c’est toujours la même chose, la lutte camarade, la lutte ! Pour rester pur et dur, faut être triste, faut rester dans son ghetto !»[8]

Dès 1985, des titres de la presse écrite enterrent la culture beur. Ainsi peut-on lire le 25 novembre 1985 dans Le Monde du dimanche : « Et si l’on avait un peu trop vite parlé de beur génération ? (…) La matière immigrée de la seconde génération a vite buté sur les limites d’un imaginaire finalement assez étroit (…) D’autres qualités plus profondes, plus directement artistiques devront se forger au-delà des bonnes dispositions des éditeurs et de quelques producteurs de cinéma »

 

[1] Extrait du prologue de la pièce « Week-end à Nanterre » (1977), cité par Mogniss Hamed Abdallah, Jeunes immigrés hors les murs, Questions clés, 1981
[2] ibid
[3] Témoignage recueilli dans Chroniques métissées. Ahmed Boubeker, Nicolas Beau, Editions A. Moreau, 1986, p. 190
[4] Abdellatif Kechich qui a débuté au cinéma par une courte carrière d’acteur – « Le thé à la Menthe » d’Abdelkrim Balhoul (1984) – déclarait ainsi en 1985 : « Il y a un problème en France pour les acteurs arabes : on leur donne toujours des rôles où ils doivent prendre des coups de boule. Ils sont petits, humiliés, ils vendent de la poudre : l’Addition, Tchao Pantin ! » Cinématographe, n° 112, juillet 1985.
[5] Moreira Paul, Rock métis en France, éditions Souffles, 1987, p.46
[6] ibid, p. 51
[7] Boubeker Ahmed, Beau Nicolas, Chroniques Métissées, 1986 p. 188-189
[8] Moreira Paul, Rock métis en France, éditions Souffles, 1987, p. 51

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