ANNÉES 2000
La Babel culturelle des cités face aux frontières symboliques de l’identité.
Des années 90 jusqu’à l’embrasement national de l’automne 2005, le malaise des banlieues se banalise sur la scène publique. Mais, entre-temps, la guerre civile en Algérie, le 11 septembre 2001, la croisade de Bush junior contre l’Irak et la triste chronique du terrorisme islamique ont bouleversé le contexte sociopolitique. C’est paradoxalement au cours de ces années que l’espace public s’ouvre au pluralisme culturel et que de nouvelles graines de « fleurs du béton » découvrent des terres de germination à l’étranger, via notamment les nouvelles autoroutes de l’information. La création culturelle en France apparaît de plus en plus produite par les minorités, comme en témoignent le cinéma ou la musique. Par ailleurs, sur le registre de la diversité, la ville, en avance sur la cité politique, s’arrange d’une multiplicité de présences et de circulations culturelles. La diversité, c’est aussi l’émergence d’une ville globale qui passe par les grandes métropoles et les nouveaux cosmopolitismes de nos quartiers, ainsi qu’à travers le télescopage entre des traditions rythmiques et les nouvelles technologies. Les circulations, les expressions mêlées et les accents multiples favorisent la construction de nouveaux groupements, de nouvelles façons de se situer et de voir le monde.
Les années 2000 marquent pourtant un net durcissement des discours publics à l’égard des banlieues. Un mot résume ce drame des minorités visibles : racaille. Un mot, un seul mot de trop prononcé à Argenteuil par Nicolas Sarkozy le 25 octobre 2005, a mis le feu aux poudres. Deux jours avant la mort de Zyed Benna et de Bouna Traoré. Deux jours avant le début des émeutes. Racaille, à l’origine c’est une forme de nomination dans l’autodérision pour les jeunes de banlieue qui devient l’expression la plus perfide du mépris social dans la bouche d’un ministre de l’Intérieur. Car la police, c’est aussi la violence symbolique de l’institution du langage : le piège des mots. Pour esquiver, les poètes verlaniens des cités maudites répondent par le jeu avec les langues à l’obscénité du cliché. L’enjeu est de retrouver une voix étouffée par le vacarme des autres, résister aux assignations identitaires. Manières de dire qui renvoient à des actes de subversion, à l’usage de termes d’un idiome à l’autre – Français, Verlan, Arabe, Berbère, Créole, Wolof…- à des créations verbales au nom de la possibilité de choisir, d’évaluer sa propre identité en oubliant la langue trop bien pendue d’autrui. Des mots nouveaux mais aussi des détournements de « mots d’Etat ». Il s’agit toujours d’ouvrir l’espace au sein du mot. Ouvrir les mots pour aller au-delà des mots et triompher de la sédimentation du langage. Triompher de l’homonymie sur son propre terrain. Triompher du stéréotype, ou, pour reprendre la définition deleuzienne du style, « creuser dans la langue une langue étrangère ». Articuler différence et répétition au point de rupture du langage pour susciter une figure seconde des mots déjà parlés. Des mots secrets derrière les mots, indicibles codes d’une communauté d’interprétation qui passe par un feeling commun.
Les puissances du langage
Fin de la mode beur
Pourtant la littérature est loin d’avoir le monopole du langage des banlieues. Cette alternance de langues et sa création de formes hybrides entre Français, langues de l’immigration, verlan ou jargons d’ici et d’ailleurs reste d’abord l’œuvre du Rap et du Slam dans les années 2000. En 2007, la première Coupe du monde de Slam de Poésie se déroule en France. Fabien Marsaud dit Grand Corps Malade est le représentant français le plus connu de cet art du spectacle centré sur la qualité du verbe et le lien entre écriture et performance. D’autres artistes émergent tel Abd Al Malik, mais le Slam d’inspiration soufi de cet auteur-compositeur interprète, qui se veut aussi écrivain (Qu’Allah bénisse la France, 2005), est mâtiné de jazz et de Rap. Un Rap consensuel de « poète apaisé accueilli comme du pain béni »[5] et promu « chevalier des arts et des lettres » qui reste en décalage avec une certaine radicalisation de la scène Rap dans les années 2000. Au lendemain des émeutes de 2005, de nombreux élus pointent même du doigt la responsabilité de certains groupes de Rap : 153 députés et 49 sénateurs demandent des poursuites pour incitation au « racisme anti-blanc » et à la haine ! En fait de poursuites et au-delà de l’anathème des députés UMP, « La Rumeur » est le seul groupe à s’être vraiment attiré la vindicte de l’autorité publique, au point de subir un marathon judiciaire de 8 ans pour diffamation envers la police nationale. Le groupe se revendique d’un Rap conscient et politisé, un « Rap de fils d’immigré » qui se reconnait dans les combats de la décolonisation et de l’immigration postcoloniale. La Rumeur ne craint pas de dénoncer « le racisme structurel dans les sociétés occidentales », la « Françafrique » ou la France vue comme une « République bananière »[6]. Avec les émeutes urbaines de 2005, l’émergence de groupes comme « Les indigènes de la République », le Conseil Représentatif des Associations Noires (CRAN) ou encore les associations de jeunes musulmans, une page semble tournée vers une prise de conscience publique de la dimension postcoloniale des luttes des héritiers de l’immigration.
A la différence des générations des années 80-90, des nouveaux acteurs ont compris qu’il n’y a de sujet qu’exposé à une histoire, à une mémoire dont il est urgent de composer un récit pour soi et les autres. Ces groupes accompagnent l’affirmation publique de multiples manières de vivre dans la société française en valorisant des formes originales d’expression. Pourtant, qu’ils prennent une dimension politique ou culturelle, ces collectifs restent minoritaires. La Rumeur demeure un OVNI dans le paysage du Rap français. Et cela, malgré la proximité du groupe avec la rappeuse Casey qui revendique elle aussi un Rap d’enfants d’immigrés plutôt qu’un Rap français. Malgré aussi d’autres formes d’engagement d’artistes comme Kery James ou Youssoupha. Malgré encore les chansons de Diam’s contre Marine Le Pen ou les références à l’Islam ou au conflit israélo-palestinien chez certains rappeurs comme Médine. Comme le souligne Madj du groupe Assassin : « La scène hip-hop n’a jamais été à mon sens le fer de lance d’une certaine forme de contestation ancrée dans une réalité sociale », même s’« il y a eu des petits îlots.»[7] C’est en effet plutôt la scène d’un Rap de rue qui s’affirme avec l’internationalisation des clichés médiatiques sur les banlieues après les émeutes de 2005. Un Rap, fasciné par le gangsta Rap et les valeurs ultra-individualistes et mercantilistes d’un rêve américain ayant viré au cauchemar du ghetto. Un Rap bling-bling, à l’image de son entrepreneur le plus doué, Elie Yaffa dit Booba, légende du hip-hop entre les Hauts de Seine et Miami, mais aussi propriétaire de marques de streetwear, Whisky, parfum, multimédias. Surnommé le « duc de Boulogne », il serait plutôt le roi du buzz par la provoc’, le clash musical et l’altercation physique.
Détour par le monde et retour de mémoire.
[1] Cité par Ahmed Boubeker, Les plissures du social, Presses universitaires de Lorraine, 2016, p. 163
[2] Cité par Ahmed Boubeker, Les mondes de l’ethnicité, 2003, p. 291
[3] L’express le 2 novembre 2006
[4] ibid
[5] Denis Jacques, Rap domestiqué, Rap Révolté, Le monde diplomatique, septembre 2008, p. 31
[6] ibid
[7] Emission Arte, Saveurs Bitume épisode 3 « 1995 : l’explosion du rap en France » https://tinyurl.com/SaveurBitume
[8] Revues Origines contrôlées, n°3, automne 2007
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